Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XLVIII
De paraulas es grans mercatz

(Sirventes. )
- vers 1260 ?-
( Sirventès )

I

De paraulas es grans mercatz,
E ie'n soi de parlar logatz:
Per qu'es drechz que viutat en fassa,
Car lenga logada non lassa.
Mas li genz mena aital nauza
C'a penas denguns i repauza.
L'uns conseilla e l'autre brama;
L'uns menassa e l'autre clama,
L'uns maldis e l'autre folía,
L'autre dis non enaissi sía.

1

Il y a un grand marché aux paroles,
et pour y parler, on m'a payé :
il est donc normal, que j'en dise en abondance,
car langue louée ne doit pas se lasser.
Mais les gens y mènent un tel tapage
que c'est à peine si l'un d'eux s'interrompt.
L'un chuchote, l'autre hurle,
l'un menace, l'autre se plaint,
l'un médit, l'autre injurie,
et un dernier refuse qu'il en soit ainsi.

II

Can l'uns plora e l'autre ri;
Can l'uns quer aiga e l'autre vi;
Can l'uns encaussa, l'autre fui;
Can l'uns si cella, l'autre brui.
E qui parla en aital bruda,
Aco es paraula perduda,
E perduda es eissamen
Paraula cant hom non l'entén.
C'aitan valria mantas vés
C'om a las parez o dieisés.

2

Quand l'un pleure, l'autre rit;
si l'un demande de l'eau, l'autre c'est du vin;
l'un joue au poursuiveur et l'autre au poursuivi;
et quand l'un se cache, l'autre fait du raffut.
Si quelqu'un parle dans un tel vacarme,
c'est là parole perdue,
comme elle est perdue
la parole que nul ne comprend,
autant vaudrait
la ressasser aux murs

III

Com a ganren d'omes que són.
E cent d'aquelz a per lo món,
Can auran un conte auzit,
Ja no sabran que s'aura dit.
Et a ben talen de parlar
Qui ab aquelz si met contar.
D'autres n'i a que-s fan senat
C'an de repenre voluntat
Et an so enpres per aital
Que diguas ben o diguas mal

3

qu'à bien des hommes .
Et, de ceux-là, il y en a cent de par le monde
qui, après avoir entendu un récit
ne sauront jamais ce qu'il racontait.
Et il a vraiment une grosse envie de parler
celui qui se met à conter parmi ces gens-là
Il y en a d'autres; qui se donnent pour sensés,
et qui ont la ferme intention de critiquer.
Ils se sont si bien attelés à ce travail
que, bien dit ou mal dit,

IV

Qu'enanz ora seres représ,
Cais qu'el es savis e cortés
Et es parlans e sap ganré.
Mas denguns homps non au ni vé
Que mantas ves a mais de sén
Lo repres qu'aquel que reprén:
Tals cuia repenre autrui
Que l'autre pot repenre lui.
Mas en aiso son tuch obrier
Que cascuns fa de son mestièr:

4

avant un instant vous serez contestés,
presque comme s'ils étaient sages et courtois
étaient très éloquents et savaient beaucoup.
Mais nul homme n'entend ni ne voit
que souvent le dénigré
est plus intelligent que le dénigreur.
Tel croit à juste titre reprendre autrui
qui mériterait bien de se faire reprendre.
Mais en cela ils sont tous de bons ouvriers
puisque chacun fait son métier,

V

Homps mals quan fa sa malvestat
Co-l bons si fazía bontat.
Lo bons escouta per apénre
E-l mals per talen de repénre.
Lo bons escouta e entén
Per aital bon entendemén,
Si auzia mot dit de bé,
Que aquel apren e reté,
E-l mals homps si met en escót
Si auzia dire mal mót;

5

le méchant quand il se comporte méchamment
comme le bon s'il agit avec bonté.
Le bon écoute pour apprendre
et le méchant par désir de critiquer.
Le bon écoute et entend
avec une si bonne intention
que, s'il entend une parole dite pour le bien,
il l'apprend et la retient.
Le méchant, lui, ne se met à l'écoute
que dans l'espoir d'entendre une mauvaise parole,

VI

E cant l'au, mena gran gangalha,
E non es ges quazuch en pailla.
E aquist dui fan que cortés,
Car quascuns pren so que sieu és.
Que-l bons s'en va ab son bon mót
E laissa estar l'avol tot;
E-l mals s'en va ab so mot mal,
E si res a bon, non li'n qual;
Que semblanz es a barutèl
Que reten lo lach e da-l bèl

6

et quand il l'entend, ce ne sont que quolibets,
car ce propos il a bien su le relever.
Mais ces deux-là pourtant n' agissent ainsi qu'en courtois,
car chacun prend ce qui est à lui:
le bon s'en va avec sa bonne parole
laissant sur place tout ce qui est mauvais;
le méchant, lui, s'en va avec sa mauvaise parole,
et s'il n'en a rien de bon, cela lui est égal.
Il est semblable au tamis à farine
qui retient le laid et donne le beau

VII

E laissa en passar la flór.
E qui retenra lo peiór
De so qu'au dire, ieu entén
Qu'el laissara la flor per bren.

7

puisqu' il en laisse passer la fine fleur.
Et celui qui retiendra le pire
dans ce qu'il entend, je suis d'avis
qu'il laissera la fleur pour le son.


NOTES: Analyse désabusée, mais subtile et originale, des dispositions d'un auditoire, cette pièce date certainement de la fin de la carrière poétique de P.C.
Il devait être à ce moment en tournée dans quelque cour, accompagné par son jongleur qui a dû chanter ensuite quelques uns de ses sirventès.
Cette pièce satirique a pu servir d'ouverture à une fête poétique dans laquelle P.C. et d'autres troubadours étaient payés ("logatz") pour animer ce "marché aux paroles".
 
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