Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXIV
Pos ma boca parla séns

(Sirventes. )
- après 1250 -
( Sirventès )

I

Pos ma boca parla séns
E mos chantars es faitis,
Vueil, ab bels motz gent assis,
Dressar los entendemens
Als malvais mal entendéns
Que cuion que vailla mais
Homs messongiers que verais,
E-l sen tenon a folía
E-l drech tornon en bïais.

1

Puisque ma bouche prononce des mots sensés
et que mon chant est bien tourné,
je veux, avec de jolis mots bien placés,
redresser les entendements
des gens mauvais qui ne comprennent pas tout
qui croient qu'un homme menteur
vaut mieux qu'un homme sincère,
qui tiennent le sens pour folie
et changent le droit en tort.

II

Ves enfern fa son eslais
E-l govern ten ves abis
Sel que vertat aborris
Ni ab drechura s'irais.
Que tal bast murs e palais
Del drech de las autras géns
Que-l segle desconoisséns
Dis que mot fa bona via
Car es savis e creisséns.

2

Vers l'enfer il prend son élan
et le gouvernail le dirige vers l'abîme
celui qui a la vérité en horreur
et qui s'irrite contre la droiture.
Car tel bâtit murs et palais
avec le bien légitime des autres gens
cependant que le monde inconséquent
dit qu'il fait fort bonne route
puisqu'il est avisé et qu'il s'enrichit.

III

Tot atressi con l'argéns
El fuoc arden torna fis,
S'afina e asantis
Lo bons paupres passiéns
En las trabailhas cozéns,
E-l malvais manens savais
On plus gent si viest e-s pais
Conquer en sa manentía
Dolor e pena e pantais.

3

Tout comme l'argent s'affine
dans le feu ardent,
le bon pauvre résigné
devient plus pur et se sanctifie
dans les épreuves cuisantes.
Quant au mauvais riche méprisable,
plus il s'habille avec recherche et mange des mets délicats
plus il ne conquiert avec toute sa fortune
que douleur, peine et angoisse

IV

Mas d'aco no-l pren esglais,
Que gualinas e perdis
Lo conortan e-l bons vis,
E-l bens qu'en la terra nais,
Don el es gauzens e guais
Pueis dis a Dieu en legens
Qu'el es paupres e dolens,
E Dieus, si li respondía,
Poiria dire: tu mens.

4

Mais il n'est pas pour autant saisi d'effroi,
car les poulardes et les perdrix
le réconfortent ainsi que le bon vin
et le bien qui naît de la terre :
aussi est-il joyeux et gai;
puis il dit à Dieu, en lisant le livre de prières
qu'il est pauvre et gémissant
et Dieu, s'il lui répondait,
pourrait dire : "Tu mens!"

V

Semblans es als aguolens
Crois homps can gen si garnis,
Que de foras resplendis
E dins val mais que niens.
Ez es majers fenhemens
Que si us escaravais
Si fenhía papagais
Can si fenh que pros hom sia
Uns fals messongiers savais.

5

Il est semblable aux fruits de l'églantier
le méchant homme, quand il s'habille avec élégance,
car, si au dehors, il resplendit
au dedans, il vaut moins que rien.
Et c'est une plus grande feinte
que si un scarabée
se donnait pour perroquet
quand un faux et vil menteur
se fait passer pour homme preux.

VI

Tals si fenh pros e valéns,
Car sol gent si viest e-s pais,
Quez es malvatz e savais
Mas si los autres paissía
Per aquo valría mais.

6

Tel se donne pour preux et méritant,
parce que, lui seul, s'habille et se nourrit richement,
il n'est que malhonnête et vil.
Certes, s'il subvenait aux besoins des autres,
pour cela, il vaudrait davantage.


NOTES: Dès le départ, le poète parle avec l'autorité que lui donnent le talent et le succès. C'est pour cela que ce sirventès semble pouvoir être daté de la deuxième partie de la carrière de P.C. peut-être dans la période des "tournées poétiques" après la mort de Raimon VII .
 
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