Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

LXXII
Sitot non ai joi ni plazér

(Sirventes. )
- date incertaine -
( Sirventès )

I

Sitot non ai joi ni plazer
Ni delieg dels bes d'aquest mon,
La razon m'en vir' al voler
De chantar; pero non sai don
Poirai penre que mi aon
A far sirventes entenden,
Tal que non desplass' a la gen,
S'ieu los repren de fallimen
On tug fallem, e no-ns guardam del latz
On quascus es pres, segon sos peccatz.

1

Bien que je n'éprouve ni joie ni plaisir
ni bonheur des biens de ce monde,
mon inclination me porte à chanter;
pourtant je ne vois pas
d'où je pourrai bien tirer un sujet qui soit profitable
pour faire un sirventès clair et net
tel qu'il ne déplaise pas aux gens,
même si je les y blâme pour leurs fautes
celles où nous tombons tous, ne sachant pas éviter le piège
où chacun se fait prendre, en raison de ses péchés.

II

Pretz e ben fag laisson chazer:
Per que lialtatz se rescon
E merces non auza parer
En luoc, quar quascus la rebon.
E cobeitatz pela e ton
E rauba et acuza e pen.
Que negus doms non o enten
Mas quon breumen aya l'argen
De sos homes e-ls draps e-ls vis e-ls blatz
Pueis no li-n cal si-ls cassa paupretatz.

2

Ils laissent déchoir mérite et bienfait
aussi la loyauté se cache
et la pitié n'ose paraître nulle part,
car chacun la dissimule.
Et la convoitise écorche et tond,
et pille, et accuse, et pend.
Car nul seigneur n'est compétent
sauf pour obtenir rondement l'argent de ses hommes,
leurs étoffes, leurs vins et leurs blés;
et si alors la pauvreté les chasse, il s'en moque.

III

Pauc son selh que volon temer
Dieu ni-ls mandamens qu'escrit son
E fan tot lur dieu del aver,
E crezon que l'avers aon
A la mort; e no sabon on
Auran del senhor mandamen
Que venguan ses alongamen.
Ai tan dolen e tan temen
Venrem vas Dieu, quan nos aura mandatz,
Si non avem satisfaitz los peccatz

3

Ils sont peu nombreux sont ceux qui veulent craindre Dieu
et les commandements qui sont écrits.
Leur Dieu c'est l'argent!
et ils croient que l'argent va les aider
au moment de la mort. Pourtant, ils ne savent pas où ni quand
ils recevront du seigneur
l'ordre de venir sans délai.
Ah! comme nous serons affligés et craintifs
pour venir vers Dieu, quand il nous aura mandés,
si nous n'avons pas expié nos péchés!

IV

E doncx pus res no-ns pot valer
Que tug no passem al grieu pon,
E quascus dopta lo cazer
Del val on hom cai tan preon,
Cossi podem dormir un son
Que tenguam tort a l'autra gen
Qu'ieu vei que hom si mor dormen
Et autramen! per qu'ieu repren
Mielhs nos autres, qu'em carguat de peccatz
E no-ns membra de selhs que-s son passatz.

4

Donc, puisque rien ne peut nous aider
puisque tous nous passerons sur le pont malaisé,
où chacun redoute la chute
dans ce val où l'on tombe si profondément,
comment pouvons-nous dormir un seul sommeil
si nous portons préjudice aux autres ?
Car je vois que l'on meurt en dormant comme autrement.
Aussi je nous blâme d'autant mieux,
nous autres qui sommes chargés de péchés,
et qui avons oublié ceux qui sont trépassés

V

Aissi-ns laissa Dieus dechazer
Per los falhimens qu'en nos son
Que-ls Sarrazis fa tan valer
Que sobre nos son aurion,
Que venjars l'autrui sai cofon
Clercx e prinses e l'autra gen,
Quascus quan pot de l'autre pren,
E fan temen ben e grieumen.
E-l sepulcres es del tot oblidatz,
E la terra on Jhesus Cristz fon natz.

5

Dieu nous laisse si bien déchoir
pour les fautes qui sont en nous
qu'il met en valeur les Sarrasins
et les place au-dessus de nous comme autant d'alérions.
Venger son frère est par ici en déchéance,
clerc et prince et autres gens,
chacun, autant qu'il peut, vole son prochain
et ils ne font le bien qu' en tergiversant.
Quant au Sépulcre il est complètement oublié,
ainsi que la terre où Jésus-Christ est né.

VI

Ar son valen selh que rizen
Sabon home decebre per baratz,
E ilh sostran so don er' arozatz.

6

Maintenant ont du mérite ceux qui en riant
savent décevoir le prochain par leurs tromperies,
et lui dérobent sous terre l'eau dont il était arrosé.

VII

Jezus Cristz men s'al jutjamen
Segon l'obra non es cascus pagatz:
Doncx ben es fols qui no-n esta membratz

7

Jésus-Christ ment si, au jugement,
selon son oeuvre chacun n'est payé:
il est donc bien fou celui qui n'en garde mémoire!


NOTES: Cette pièce peut se placer avant les préparatifs de plusieurs croisades :5°; 6°; 7° ou 8°! (voir les indications sur les progrès des Sarrazins et l'abandon du royaume de Jérusalem) . Cette satire triste du règne généralisé de la cupidité et de l'argent est plutôt à placer dans la seconde partie de la carrière de P.C.
strophe 4: le "pont" passage délicat à franchir pour aller dans l'au-delà (sauf à tomber en l'infernale vallée!) est une image courante à l'époque et se retrouve dans de nombreux mythes et légendes.
 
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