Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XVI
D'Esteve de Belmon m'enuèia

(Sirventes )
- 1212 -
( Sirventès)

I

D'Esteve de Belmon m'enuèia,
Car es grueyssers d'una tremuèia,
E car los servidors mal luèia,
E car josta ab fil de truèia,
E car sus la glieyza erruèia,
Que plus fers trachers non lay puèia.
Anc no fes mal ni dezonór
Esteves a son mal fachór!
Oste e porc e servidór
Aquilh podon aver paór,
Qu'aquelhs auci per gran sabór.

1

Je suis fort courroucé contre Estève de Beaumont:
Il est plus gros qu'une trémie,
il récompense mal les serviteurs,
il joute contre fils de truie,
et tout en haut de l'église il fait le paon,
car même le plus féroce traître ne monte pas jusque là.
Il n'a jamais fait souffrir ou déshonoré,
Estève, ceux qui le traitent mal;
en revanche, hôtes, porcs et serviteurs,
ceux-là peuvent prendre peur:
car c'est eux qu'il tue avec le plus grand plaisir.

II

Esteve, ien vuelh metre pónha
En un onhement ab que ónha
Los trachors que non an vergónha.
Mas uns fortz trachors n'a bezónha
Qu'om cocha tan que totz desjónha,
Car de la mar tro en Borgonha
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Te ai cauzit pel plus forsor
Pel plus orre e-l pus trachor:
De te fara hom la liquor
Don seran onh l'autre trachor.

2

Estève, je veux m' efforcer d'élaborer
un onguent qui me servira à oindre
les traîtres qui n'ont aucune vergogne.
Mais pour cela on a besoin d'un fort beau traître
que l'on presse tant qu'il se disloque complètement,
car de la mer jusqu'en Bourgogne
...
C'est toi que j'ai choisi comme étant le plus fort,
le plus laid et le plus fourbe :
c'est avec toi qu'on fera la liqueur
dont seront oints les autres traîtres.

III

Esteves ment plus lag que guacha;
Quant es el cor, un luoc empacha
Sa peccairitz aima forfacha
- Tracheiritz qu'es a Dieu estracha-
E de nulla ren mais non tracha
Mas com a la gent venia fracha,
E pessa en qual terrador
Emblaran siey guazanhador.
Mas d'un peccat a gran dolor,
Quand si pecca en porc de pastor;
Adoncx s'apella peccador.

3

Estève ment plus vilainement qu'une sentinelle;
quand il est dans le choeur de l'église
son âme pécheresse et criminelle
- traîtresse qui s'est séparée de Dieu - encombre la place.
Désormais, son seul souci est de savoir
comment il pourra nuire aux gens,
et examiner en quel nouveau lieu
pourront aller voler ses pillards.
Mais d'un " péché " il a grande douleur :
quand il ... "pèche" à s'emparer du porc d'un pâtre,
c'est alors seulement qu'il s'appelle "pécheur ".

IV

Esteves a la testa gròssa
E-l ventre redon coma bòssa;
Sas espatlas semblan trasdòssa,
Anc no vic el mon lajor òssa;
E jatz ab una vieilha ròssa
Qu'es cordarella e tiragòssa.
Esteve non a tanhedor,
Quan sera pendutz, que ja-l plor,
Ans li falhiron plorador;
Si l'avian manjat voutor
Non farian cara lajor.

4

Estève a la tête grosse
et le ventre rond comme bosse;
ses épaules font penser à un fardeau,
vraiment, jamais je ne vis au monde plus vilaine carcasse.
Il couche avec une vieille rosse
qui est cordière et tiraille de travers.
Estève n'aura pas de proche
pour le plaindre quand on le pendra,
bien au contraire les pleureurs lui feront défaut.
Si les vautours alors le mangent,
ils ne pourront jamais faire pire chère.

V

Esteves, qui no-l justizía,
Guerra greu de la laironía,
Pus per glapitje no-s castía
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Per Dieu, ieu cug que, qui-l pendía,
Qu'als autres pendutz emblaría
Corda o bendel o tortor.
Que a clergues non porta honor
Per clercía ni per sanctor:
Que, quan servon Nostre Senhor,
Esteves vai emblar alhor.

5

Estève, si on ne le châtie pas,
guérira difficilement de son comportement de larron,
puisque même la clameur des plaintes ne le fait pas se corriger
...
Par Dieu! moi je crois que, si on le pendait,
aux autres pendus il déroberait
corde, bandeau ou garrot.
Car il ne fait guère honneur aux clercs
lui qui n'en a ni le savoir ni la sainteté,
en effet tandis qu'eux servent Notre Seigneur,
Estève, lui, va voler ailleurs.

VI

Manjan aucis son ancessor
Et un enfant de son senhor:
Per que l'apella hom trachor.

6

Tout en mangeant il tua son aïeul
et un enfant de son seigneur :
voilà bien pourquoi on l'appelle traître.


NOTES: Première, chronologiquement, des trois(*) pièces consacrées à la démolition en règle de la réputation d' Estève de Beaumont, clerc et sans doute chanoine à la cathédrale du Puy en Velay que, P.C. ne porte pas dans son coeur (c'est le moins que l'on puisse dire !...)...
Il faut dire que ce triste personnage, traître, assassin de membres de sa famille (considérés comme hérétiques ? ce qui expliquerait son impunité) et qui en plus était allé encourager les Croisés au combat en Languedoc ne peut que mériter cette éternelle flétrissure!...
Dans ce sirventès, deux vers manquent.
(*) Voir aussi les pièces XXVI et XXVII.
Texte faisant partie des "Tròces causits" (voir Bibliographie)
 
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