Œuvres complètes bilingues de Pèire Cardenal

XXVII
Un sirventes ai en cor que coméns

(Sirventes. )
- vers 1213 -
( Sirventès )

I

Un sirventes ai en cor que coméns
Que cantarai al despieg de trachórs,
En que dirai blasmes e dezonórs
E trassions a miliers e a céns,
Car, si Caïms a del segle seménsa,
Esteves cre que fos de sa naissénsa,
Qu'az Aenac fes tals tres trassïós
Que non fera Judas ni Gainelós.

1

J'ai l' intention de commencer un sirventès
que je chanterai en mépris des traîtres,
dans lequel je dirai blâmes et déshonneurs
et trahisons par milliers et par cents.
Car, si Caïn, en ce monde, a encore postérité,
je crois qu'Estève pourrait bien être de son lignage,
puisqu'à Eynac il commit trois traîtrises
telles que ni Judas, ni Ganelon ne les auraient commises.

II

Quar aquil dui trairon en vendens:
L'un vendet Crist e l'autr'els ponhedors
E-s feron fort descauzitz vendedors;
Mas Esteves trais en aucizens,
Qu'anc sos pairis non i trobet guirensa
Ni sos fillols, don fes tal descrezensa
Qu'a lur disnar los aucis ambedos,
E pres lur ben quar l'avian somos.

2

Car ces deux-là trahirent en vendant;
l'un vendit le Christ et l'autre des guerriers
et ils s'avérèrent de fort vils vendeurs;
mais Estève trahit en tuant,
car ni son parrain ni son filleul
n'y trouvèrent secours ,
eux sur qui il commit crime si incroyable
qu'à leur dîner il les occit tous deux;
il leur en prit bien de l'avoir invité!

III

Quant Esteves vai vezer sos parens,
El fa semblans que lur aia amors;
E ten auzels e cans e cassadors
E fai si mot amoros e rizens,
E vai manjar ab bella captenensa,
E, quant il an en servir entendensa,
El salh en pes com trachers desuptos
E auci cuecx e boviers e bailos.

3

Quand Estève va voir ses parents,
il fait semblant d'avoir de l'amour pour eux;
il mène des oiseaux, des chiens et des chasseurs,
il se fait fort affectueux et riant
et il va à table avec belle contenance;
et, alors qu'ils s'occupaient du service,
il saute debout comme un traître soudain
et il tue cuisiniers, laboureurs et intendants.

IV

Esteves es, a for dels aguilens,
Gros e redons, ples de malas humors,
E es dels fins trachors del mon la flors;
Per que l'agr' obs us fort grans pendemens.
Mas als pendutz seria viltenensa
Si el era de lur obedïensa
Ni sela claustra era rezensïos,
Quar anc no-i ac pendutz que tan fals fos.

4

Estève est, à la façon des fruits de l'églantier,
gros et rond, plein de méchantes humeurs
et il est la fleur des parfaits traîtres du monde;
c'est pourquoi il aurait besoin d'une très grande pendaison.
Mais pour les pendus ce serait une injure
s'il était de leur obédience
et si cette entrée en leur cloître le rachetait,
car jamais il n'y eut pendu qui fût si fourbe.

V

Esteves fes l'autrier us ignocens
Quan fazía martirs e confessors
Az Aenac, e fes enguanadors
E fes trachors tot ab uns ferramens;
Mas aras fai hueimais tal penedensa
Qu'el fa ergueilz e las guerras comensa,
E alberga las tozas e-ls lairos,
E embla buous e froment e bacos

5

Estève l'autre jour fit l'innocent
alors qu'il faisait des martyrs et des saints
à Eynac, il agit en trompeur
et il agit en traître avec en tout un unique attirail.
Mais aujourd'hui il fait désormais une pénitence telle
qu'il fait l'arrogant et commence les disputes,
héberge les filles et les pillards,
vole boeufs, froment et lard.

VI

Esteves, cant penras ta penedensa,
Al capelan, diguas en passïensa
Dels sirventes que t'ai fach un o dos,
Qu'adoncx poira auzir tas trassïos.

6

Estève, quand tu te confesseras,
récite patiemment au chapelain
un ou deux des sirventès que j'ai faits pour toi,
car alors il pourra entendre quelles sont tes traîtrises.


NOTES: Le troisième chronologiquement (voir strophe 6) des trois sirventès "contre Estève" (voir aussi les notes des pièces XVI et XXVI).
Aenac (Eynac) aujourd'hui Saint-Pierre-Eynac entre Le Puy et St-Julien-Chapteuil (Haute-Loire).
 
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